J’ai lu dernièrement Le capitalisme de l’apocalypse de Quinn Slobodian (2023). L’auteur montre que les tenants du capitalisme le plus effréné cherchent, primo, à segmenter le monde en zones différenciées ; secundo, à se passer de démocratie. Son sujet fait écho aux idées de la Néoréaction / Lumières sombres — courant de droite influent aux États-Unis, présent chez certains géants de la tech, et, dit-on, dans une partie de l’administration Trump.
D’abord, un fait. Slobodian identifie 5 400 « zones » dans le monde, autant de mini-territoires à fiscalité et à règles plus ou moins distinctes des pays qui les hébergent, ou de petits espaces souverains malgré leur étroitesse. Ces « zones » sont l’effet d’un capitalisme de fragmentation, ou capitalisme crack-up. L’idée est de pouvoir y développer des entreprises et accueillir des capitaux dans des lieux spéciaux offrant des facilités d’embauche, des allégements de taxes — voire absence — et surtout d’échapper aux contraintes de la politique, au premier rang desquelles la démocratie et, avec elle, l’État-providence.
Slobodian montre que la pratique capitaliste rejoint celle de ses idéologues, en particulier les penseurs libéraux de l’école de Chicago. Pour eux, plus un territoire est petit, plus il est efficace économiquement. Hong Kong, Singapour et Dubaï sont des modèles : ces entités rappellent les cités-États du Moyen Âge et de la Renaissance, à l’origine du développement du capitalisme et, partant, de la fortune occidentale. Elles sont plus dynamiques, plus innovantes, plus compétitives que les nations, lesquelles doivent souvent traîner derrière elles toute une population vivant au crochet des actifs. Libérés de la démocratie et des redistributions sociales inhérentes à la démagogie démocratique, ces espaces peuvent prospérer et offrir une qualité de vie supérieure à leurs citoyens.
Il ne faudrait donc pas chercher à unifier le monde, mais au contraire le diviser au maximum. La mosaïque d’États qui illuminait la carte de l’Europe au Moyen Âge serait un idéal bien plus intéressant que les différentes centralisations et le nivellement étatique accomplis par les nations, essentiellement à partir du début du XIXᵉ siècle. Le fils de Milton Friedman, David Director Friedman, est d’ailleurs connu pour ses cosplays médiévaux. Hoppe, lui, loue le Saint-Empire romain germanique et sa centaine de petites principautés. Il faudrait revenir à de petites communautés homogènes pour inverser le processus de décivilisation en cours et retrouver le chemin de la prospérité. Les nations se délitent à cause de la démocratie et du socialisme dysgéniques ; nous serions à la fin de l’Empire romain, marchant tout droit vers un nouveau féodalisme.
Bien entendu, Quinn Slobodian se désole de ce processus, quoique le titre sensationnaliste de son essai ne colle pas vraiment avec son ton général — à moins que mes propres affects n’aient été inaptes à ressentir en quoi tout cela était apocalyptique. Mes haussements d’épaules, tout au long de la lecture, trahissent sans doute mes opinions. Ainsi, Slobodian montre que ce morcellement territorial possède des arrière-pensées ethniques. Rothbard, grand penseur anarcho-capitaliste, assume qu’il est non seulement plus logique que les Noirs se développent parmi les Noirs et que les Blancs restent avec leurs coreligionnaires, mais aussi plus efficace, l’homogénéité ethnico-culturelle étant, selon lui, un facteur de cohésion. Il est vrai que, face à de tels projets, je ne parvenais pas vraiment à m’émouvoir ; et puisque Slobodian a la politesse de ne pas écraser le lecteur sous des considérations idéologiques et morales, on ne voit pas toujours où se trouve « l’apocalypse » promise par le titre.
Idem pour la démocratie. Slobodian a beau exposer les jugements peu amènes portés sur elle par les théoriciens, chefs d’entreprise et politiciens de ce nouveau capitalisme, on peine à comprendre où réside le problème dans leurs analyses. Comme il le relève, l’absence de démocratie ne semble nullement diminuer l’attractivité d’un État — ni pour les entreprises, ni pour les touristes — bien au contraire. Dubaï et Singapour sont prisés dans le monde entier, et nul ne se soucie vraiment de leur régime politique. La tendance mondiale est même plutôt à louer la sécurité qui y règne, contrairement à bien des nations « démocratiques » devenues à la fois plus dangereuses et plus pauvres.
La description de ce capitalisme de fragmentation à l’œuvre correspond aux idées que s’en font les idéologues de la Néoréaction. Pour eux, la démocratie est un régime sous-optimal, instable, orienté vers la consommation plutôt que vers la production et l’innovation, entraînant toujours plus de taxation et de redistribution — autrement dit : de démagogie et de bureaucratie. La démocratie n’engendre plus le progrès : elle le consume. Comme le décrit Michael Anissimov, penseur des Lumières sombres, électeurs irrationnels et politiciens complaisants engendrent des cycles d’erreurs qui ne cessent de s’autoalimenter. Par conséquent, comme l’écrivait Peter Thiel dans un article important de 2009, démocratie et liberté ne sont peut-être plus compatibles. Pour que l’économie et la civilisation poursuivent leur croissance, il faudrait rompre avec le modèle périmé de l’État-nation et de l’État-providence démocratique.
Pour y parvenir, il faudrait démanteler ces États à la manière d’une entreprise en liquidation. Un liquidateur, nous dit Yarvin, devrait être chargé de restructurer les territoires et les administrations selon le principe d’un patchwork d’États-entreprises, chacun dirigé par un responsable agissant comme un PDG. Les citoyens deviendraient alors des « citoyens-clients » (Nick Land) qui pourraient quitter leur État s’ils n’en étaient pas satisfaits. Ces États, en retour, auraient tout intérêt à être bien administrés, sous peine de perdre leurs citoyens-clients. Or, bien administrer, c’est administrer avec autorité, dans un sens « ultra »-libéral que d’aucuns qualifieraient de « fasciste ». Yarvin nous dit ainsi :
« J’ai quand même proposé la liquidation de la démocratie, de la Constitution et de la primauté du droit, ainsi que le transfert du pouvoir absolu à un Liquidateur qui, dans le processus de transformation de Washington en une entreprise fortement armée et ultra-rentable, abolira la presse, détruira les universités, vendra les écoles publiques, et transfèrera les populations “décivilisées” vers des “centres de réinstallation sécurisés” où elles seront affectées à des “apprentissages obligatoires”.[1] »
Il est assez ironique de voir des prétendus défenseurs des peuples et des nations « contre l’oligarchie mondialiste » citer, et manifestement apprécier, les penseurs des Lumières sombres, alors que ceux-ci n’ont jamais caché leurs penchants antinationaux, antidémocratiques et radicalement oligarchiques. Peter Thiel, Marc Andreessen et Balaji Srinivasan, magnats de la tech, ont tous trois pour livre de chevet The Sovereign Individual de Davidson et Rees-Mogg, paru en 1997. Cet ouvrage soutient que le monde de demain verra l’effondrement des États-providence, qu’une élite hautement intelligente et mobile, issue de l’univers de la tech et d’Internet, constituera une nouvelle aristocratie, et qu’elle devra se tailler de nouvelles principautés, loin des structures arriérées que représentent les nations.
Peter Thiel a déclaré que la seule mégatendance que The Sovereign Individual n’avait pas anticipée est l’émergence de la Chine, avec son capitalisme autoritaire. Thiel lui-même a, depuis, passé de nombreux contrats avec l’État pour sa société Palantir et semble donc, sans surprise, s’être converti à la prise de pouvoir plutôt qu’à sa dilution dans la segmentation. S’il est possible de pousser les États-nations vers davantage d’autoritarisme, avec moins de démocratie et moins de socialisme, alors peut-être est-il envisageable de les maintenir encore à flot, de les investir. Mais les deux projets — prise de l’État et fragmentation du territoire — peuvent également parfaitement coexister. Ainsi voit-on apparaître des formes de « sécession douce » (paradis fiscaux, gated communities, systèmes éducatifs privés, etc.) et des villes-entreprises comme le projet Starbase de Musk ou le projet immobilier California Forever d’Andreessen, tout en observant ces élites collaborer, plus ou moins bien, avec le trumpisme. À ce propos, les colères de Musk au sujet des dépenses publiques jugées encore trop importantes sous Donald Trump — preuve que l’État-providence perdure — doivent se comprendre à l’aune de cette toile de fond idéologique.
Julien Rochedy
Septembre 2025