Dans son essai sur le libéralisme, Contre le libéralisme (2019), Alain de Benoist écrit que « Le but…
Dans son essai sur le libéralisme, Contre le libéralisme (2019), Alain de Benoist écrit que « Le but essentiel, pour les libéraux, est de régler les rapports d’échanges », impliquant dès lors que la société ne soit « finalement qu’un marché » (P. 64.). C’est l’un des arguments principaux des philosophes antilibéraux, lesquels cherchent toujours à démontrer que les sociétés libérales commencent par l’apparente bonne idée de réguler les interactions entre les personnes physiques et morales, notamment par le mécanisme du droit et de la transaction marchande, avant de réduire inévitablement toute l’existence humaine à des échanges économiques codifiés « contractuellement ». On commence ainsi par se prémunir contre les pouvoirs despotiques en garantissant à l’individu des droits inaliénable, puis on finit sous le despotisme de l’individu aliéné et de ses droits qui se limitent, en vérité, par ceux de produire, d’acheter et de vendre des marchandises, dont lui-même, passé très vite, sans s’en apercevoir, « d’objet du droit » à objet tout court.
Qu’on me permette de filer cette critique pour insister sur la révolution anthropologique que le libéralisme induit presque infailliblement. Celle-ci se révèle par le changement majeur qu’elle opère sur la définition même d’une société, d’une civilisation, d’une identité, donc sur leur être. Si nous posons à nos dirigeants et législateurs la question de la nature de notre être collectif – au choix : « Qu’est-ce que la France ? » ou « Qu’est-ce que l’Europe ? » – nous ne recevons désormais plus comme réponses que des « rapports d’échanges » divers et bien intentionnés. Prenons l’exemple de l’article 2 du Traité sur l’Union Européenne, censé définir ce que nous sommes : « […] une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les hommes et les femmes ». Autrement dit, notre définition générale se limite dorénavant à des façons de gérer les différentes affaires entre les hommes. Nous ne savons plus qui sont les hommes composant l’Union Européenne, nous ne connaissons plus que ce qu’ils sont censés faire entre eux. En somme, le « entre » a remplacé l’être ; l’Être est devenu Êntre[1].
Le déterminant identitaire est par conséquent complètement inversé. Autrefois, l’être établissait le « entre » ; aujourd’hui, c’est le « entre » qui façonne l’être. Une identité particulière et spécifique impliquait des relations particulières et spécifiques quand nous sommes à présent uniquement définis par nos relations obligatoires. C’est en tant que spartiate, athénien, romain, sujet chrétien du roi de France ou citoyen d’une nation – c’est-à-dire autant inscrit en elle qu’elle était inscrite en lui – que nous devions régler nos relations, entre nous et avec le monde. Étant ceci ou cela, nous ne pouvions qu’avoir tels ou tels « rapports d’échanges ». L’être précédait le « entre », il était sa condition préalable : avant de savoir comment commercer avec les hommes, il fallait savoir qui nous étions et avec qui nous commercions. Dans la civilisation de l’Êntre, c’est la façon dont nous devons commercer entre nous et avec les autres qui nous définit originellement, car nécessairement elle nous prescrit. Ce que nous sommes en chair, en os et en culture passe après et devient presque négligeable. Qui sommes-nous ? Une somme, sans plus, et dans cette nouvelle équation anthropologique, nous sommes les opérateurs, plus les termes.
Qui suis-je alors ? Un être essentiellement sommé de respecter le « entre », et donc fondamentalement fixé par lui. Je suis tolérant, respectueux envers tout le monde, non-discriminant, indifférent aux races, aux genres, aux religions, désireux de commercer – et demandant quoi ? Que les autres soient également tolérants envers moi, respectueux, non-discriminants, indifférents à l’égard de mes particularités, s’il m’en reste encore, et prêts avant tout à commercer avec mes propres intérêts. Rien d’autre finalement. Tout le reste est par nature accessoire, pour ne pas dire cosmétique.
À ce titre, la sommation au « vivre-ensemble » n’est rien d’autre que l’expression emblématique de la civilisation de l’Êntre. Elle signifie par-dessus tout que nous avons à « entre » avant que d’être. Une civilisation qui serait ne se poserait jamais la question du « vivre-ensemble » ; celle-ci ne pourrait pas même lui venir à l’esprit. Étant quelque chose, ses relations avec les étrangers serait systématiquement induits par sa nature à laquelle ces derniers auraient à se conformer intégralement, ou qui les exclurait immédiatement. Mais dans la civilisation libérale de l’Êntre, qu’importe l’identité des uns et des autres, seuls comptent leurs rapports. Toutefois, cette façon singulière d’être fondée précisément sur le refus d’être conduit inévitablement à une tragique aporie. Nous exigeons seulement des étrangers qu’ils s’intègrent dans « le marché du travail » et qu’ils obéissent à nos lois, ce qui signifie seulement de respecter tous nos « rapports d’échanges », pas notre identité. Quand cela ne fonctionne pas ou pour résumer notre seule petite injonction civilisationnelle, on leur réclame de « respecter l’autre », mais quand l’autre est réduit à peau de chagrin à force de ne s’être défini que par ses « rapports d’échanges », comment, en définitive, le respecter ? La civilisation libérale de l’Êntre en arrive donc à une contradiction essentielle pouvant miner jusqu’à son existence car, se fondant tout entière sur les rapports entre les êtres, elle affaiblit continuellement l’être au point de rendre le rapport inopérant, incompatible, pour finir impossible.
Êntre et ne pas Être, Être et ne pas Êntre, telle est donc notre question.
[1] En Anglais, on pourrait dire que le « Between » a remplacé le « Be ». On imagine qu’un Hamlet moderne aurait désormais à s’interroger : « To between, or not to between, that is the question ».
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