De quel Titan l’Européen est-il le nom ?

Deux phénomènes titanesques que tout oppose, et que pourtant tout relie, entrent en ce moment en collision….

Julien ROCHEDY

Deux phénomènes titanesques que tout oppose, et que pourtant tout relie, entrent en ce moment en collision. Comme deux atomes lancés à pleine vitesse l’un contre l’autre, nous pourrions être les témoins d’une rencontre nucléaire de l’ordre de l’explosion – anéantissant à jamais notre monde – ou de la salvation – générant, par sa puissance, un monde meilleur, un monde « soutenable ». –

Ces deux phénomènes concomitants sont, d’une part, les progrès apparemment fantastiques du secteur technologique – certains parlant, avec emphase, d’une quatrième révolution industrielle en cours en raison du développement inouï de l’Intelligence Artificielle – et, d’autre part, les progrès non moins fantastiques – dans le registre catastrophique toutefois – des dérèglements environnementaux les plus divers et les plus dangereux.

D’un côté donc, un optimisme, une fascination ou disons au moins des fantasmes sur des technologies dépassant tout ce que l’homme aurait pu jusqu’alors imaginer. De l’autre côté en revanche, un pessimisme profond, une consternation en lieu et place de la fascination technophile, un regard triste et inquiet jeté sur un écosystème de plus en plus déréglé.

Ces deux phénomènes vont se rencontrer au carrefour final de la Modernité.

Et qu’importe que l’homme finisse broyé par ses créations, que, dans une autre langue, on pourrait appeler ses méfaits. L’homme européen est Prométhée entend-on ; il a volé le feu aux égoïstes de l’Olympe, et ce faisant, il s’est fait tout entier par la technique – ce qui signifierait en vérité qu’il se soit fait pour elle. – À la façon d’un simple vecteur du feu lorsqu’on le transmet ou qu’on l’entretient, nous ne serions rien d’autre que des piteux vecteurs de la technique devant dépasser l’homme, la nature, la Terre entière s’il le faut, pour aller toujours plus loin, plus haut, plus sot. La technique n’appartiendrait donc pas au destin de l’homme, non : c’est l’homme qui appartiendrait au destin de la technique.

L’homme – et plus particulièrement l’Européen dans l’espèce – aurait ainsi commencé par prendre la figure de Prométhée, utilisant le feu pour fabriquer des outils et bientôt des machines, afin d’améliorer le sort des mortels ici-bas et leur fournir de quoi concurrencer les dieux eux-mêmes. Comment ne pas être reconnaissant envers cette facette titanesque de notre façon d’être, celle qui, par son génie, nous offrit le luxe de prendre la première place du règne animal et de nous extraire, à bien des égards, d’une nature aussi merveilleuse qu’impitoyable ?

Alors soit. Nous remercions Prométhée, mieux : nous sommes Prométhée, ou en tout cas nous le fûmes, ayant débuté par lui.

Car, depuis, Prométhée s’est déjugé. Prométhée a regretté jusqu’à faire amende honorable parce que l’homme fit beaucoup plus qu’utiliser son don, il en abusa : le voici ainsi devenu un terrible incendiaire (Sloterdijk). Nous ne pouvons donc plus être ce Titan depuis que ce dernier regrette sa générosité. Par conséquent, nous nous sommes métamorphosés, il y a deux siècles, en son frère Épiméthée. En celui qui « réfléchit après coup » ; en celui qui fabrique et bricole sans jamais songer aux conséquences. Tout ce que l’homme épiméthéen peut faire, il semble qu’il le finisse par le faire, et s’il y a une prise alentours, il faut manifestement qu’il mette inévitablement les doigts dedans…

Devenu Épiméthée, l’homme ne pense dorénavant qu’après avoir agi. Il ne médite qu’après avoir calculé, et souvent quand il est trop tard. C’est la raison du cataclysme écologique possible que nous risquons d’affronter : rappelons-nous que l’épouse d’Épiméthée n’est autre que Pandore. Elle porte sur elle une boîte dont on connaît les promesses.

Il reste cependant deux autres frères à Prométhée ; autrement dit deux autres possibilités d’exister avant, ou après, qu’Épiméthée ait laissé, par son étourderie, les pires maux s’abattre sur notre monde (ce qui est, du reste, peut-être déjà en train de se produire…)

Dans la fratrie des Titans de notre plus immémoriale famille, il demeure Ménétios et Atlas. Le premier est « l’orgueilleux », « plein d’audace et de méchanceté » (Hésiode). C’est celui, je crois, des apprentis sorciers technophiles et des transhumanistes. Acceptant comme un fait que la planète, la nature et toute biologie sont de toutes façons condamnées, ces derniers pensent avec mépris qu’il convient de s’en détourner en les abandonnant à leur funeste sort (méchanceté) ; ils pensent que l’homme a essentiellement pour mission de partir sur Mars ou sur Keppler-442 (orgueil) à l’aide d’une technique qu’on aurait développée sans aucune limite (audace). Tel est l’avenir ménétioséen de l’Européen s’il choisit cette voie.

Un autre avenir est néanmoins possible. L’homme européen pourrait choisir de prendre le visage et le destin du dernier frère des grands Titans : Atlas, le bienveillant envers les hommes, celui qui leur apprend la contemplation des mystères du ciel et de la terre. Atlas ne se débarrasse pas de notre planète ; au contraire : il la soutient par sa puissance. Il accepte ce fardeau car sa puissance est son devoir. Par lui, le monde est soutenu ; par-là, il est « soutenable ». Il engendre aussi, comme un hasard, les Hespérides, c’est-à-dire étymologiquement, « les filles d’Occident » dont la destinée est de façonner le plus beau des jardins. Comprenons le sens de cette métaphore : Atlas serait, lui, le futur écologique de l’homme européen.

De quel Titan deviendrons-nous alors le nom ? Nous commençâmes par Prométhée, nous devînmes Épiméthée et nous le sommes encore. Mais Pandore a désormais ouvert la boîte : nous arrivons progressivement au carrefour final de la Modernité que j’évoquais. Ménétios ou Atlas en sortira ; l’un fera de notre civilisation un dépotoir, l’autre un jardin.

Alors entre Titans, il faudra bien choisir.

Partager sur

  • facebook
  • linkedin
  • twitter
flower
leaf

Éditions du Royaume

Hétairie devient Éditions du Royaume et étend la gamme de ses ouvrages à des auteurs étrangers traduits en français et disponible exclusivement sur notre site.