Danger sur le marché de l’information

Dans son dernier ouvrage, Nexus, Yuval Noah Harari rappelle remarquablement que l’information compte moins en tant que telle…

Julien ROCHEDY

Dans son dernier ouvrage, Nexus, Yuval Noah Harari rappelle remarquablement que l’information compte moins en tant que telle que la sélection de celle-ci, sa disposition dans le flux informatif et sa mise en valeur. La Bible, censée contenir les informations nécessaires au lien entre Dieu et les hommes, aurait pu être dix, vingt fois plus épaisse en raison du nombre de livres qui peuvent y figurer. Dans la construction de l’Ancien Testament tel qu’on le connaît, le rôle des rabbins fut, pour l’essentiel, non de produire des informations mais de trier entre toutes celles qui existaient, exactement comme celui des pères de l’Église qui, plus tard, auront à trancher entre ce qui est « canon » et ce qui ne l’est pas pour figurer de plein droit dans le Nouveau Testament. Il apparaît ainsi que le travail de l’éditeur est toujours plus crucial que celui de l’auteur (« l’informateur »). Une information n’a d’intérêt que si elle est mise en forme (on dirait aujourd’hui « marketée ») et surtout sélectionnée, mise en avant et à disposition. Or, voilà le problème actuel : Sur les réseaux sociaux, un changement majeur vient d’avoir lieu à cause de l’Intelligence Artificielle. Pour la première fois de l’Histoire, ce n’est plus l’homme qui édite les informations (et, par-là, détermine leur hiérarchie) mais les algorithmes. Cependant, ceux-là n’ont pas été conçus pour chercher l’exactitude, l’intelligent, le bénéfique, encore moins « la vérité ». Non, ces algorithmes ont pour mission de mettre en avant les informations qui suscitent le plus de réactions… autrement dit celles qui génèrent d’autres informations. Nous sommes par conséquent en train d’assister à une véritable inflation de l’information, c’est-à-dire à de l’information artificielle engendrée uniquement par d’autres informations. À bien y regarder, cela ressemble à s’y méprendre au fonctionnement du capitalisme de ces dernières décennies qu’on appelle indifféremment « néolibéral » ou « spéculatif » : un capitalisme qui, en vérité, ne crée presque plus de richesses réelles mais génère artificiellement des richesses considérables via la création de monnaie à tout-va et via la spéculation financière. À l’instar de l’argent qui produit désormais son propre argent, l’information fabrique à présent de l’information en quantité presque infinie, seulement à partir d’elle-même. Aussi, un réseau social comme X pourrait parfaitement être perçu comme une banque centrale faisant immodérément tourner la planche à billets. Jusqu’à la crise.

À ce titre, nous pourrions aisément concevoir un PIB de l’information qui serait un aussi mauvais indicateur que le calcul du PIB actuel pour mesurer la richesse réelle. En la matière, il ne serait qu’une analyse aveugle des seules « interactions », quelles qu’elles soient et en pagaille. Si l’on se servait des mêmes outils d’analyse économique pour observer le marché de l’informatif totalement déréglé par les réseaux sociaux, nous y verrions les mêmes phénomènes : inflation, paniques, bulles, et surtout, le même fonctionnement fondamental, à savoir un besoin de croissance infinie des interactions (des « échanges »), poussée par les algorithmes (planche à billets informative) au détriment de leur qualité intrinsèque et, en dernier ressort, de la santé générale de l’information (de l’économie). Car en fin de compte, l’inflation est bien une marque d’erreur dans l’économie réelle. Elle conduit généralement au pire puisqu’elle fausse intrinsèquement le marché. Exactement comme dans l’informatif.

Ne ferions-nous donc pas fausse route avec notre utilisation des réseaux sociaux ? La libération de l’information devait conduire à davantage de vérités, parce que jusqu’à présent l’information était détenue (« édité ») par de grands médias mainstream (des « monopoles » voire « des cartels ») qui imposaient une économie d’État de l’information, ou à défaut oligarchique, avec tous les mensonges qui allaient avec. Internet a « libéralisé » le marché de l’information en permettant aux individus de casser les monopoles informatifs devenus restrictifs et mensongers. Mais les réseaux sociaux sont allés plus loin : si internet fut le libéralisme de l’information, les réseaux sociaux en sont incontestablement le néolibéralisme, le stade ultraconsumériste, inflationniste, dérégulé… Et ici encore, c’est aux gens du peuple (et des futures générations) d’en porter la lourde dette [cognitive]…

Nous pourrions alors voir naître prochainement une pensée de la décroissance informative fort intéressante… Comme dans l’économie, celle-ci pourrait être le vecteur du refus net de l’information, perçue comme le mal original, comme l’est la croissance économique pour une partie de la gauche radicale. Et pour nous autres hommes de droite, elle pourrait avoir de l’intérêt en étant interprétée comme un besoin d’assainissement, de filtres, de refus de l’inflation ; en somme : de l’intégration de la valeur dans les paramètres du marché informatif, une valeur fondée autrement que sur le seul quantitatif.

Peut-être nous faudrait-il donc également une écologie de l’information qui serait comme une sobriété, une certaine austérité indispensable… Non pour détruire le marché tout entier, mais plus précisément pour le corriger avant que, lui aussi, ne s’effondre.

 

 

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